Bulle(s)
Elle m’avait assuré qu’elle serait
à l’heure. J’avais donc emporté un livre.
A cette heure-ci, le bar de cet hôtel chic était bondé comme à son habitude. Au-dehors les gueux et les humbles, à l'intérieur les high profile en afterwork.
Je m’étais assis sous le tableau
d’un petit maître Hollandais, dans un fauteuil en cuir chocolat.
La musique était forte
mais j’avais repris le roman de Siri Hustvedt là où je l’avais laissé quelques
semaines auparavant. Le contraste entre le brouhaha ambiant et l’atmosphère
subtilement étrange de cette bourgade du middle-west américain était étourdissant.
A la table d’à coté, trois jeunes femmes probablement Libanaises papotaient en me jetant des coups d’œil. L’une avait des cahiers de classe dans une musette griffée et je suis dit qu’on n’avait pas été étudiants de la même manière.
Je m'étais retourné pour faire signe à la serveuse, une grande blonde fine et efficace en pull à col roulé noir. J'avais remarqué le dos de la femme assise derrière moi et ses jambes croisées en amazone, gainées d'un collant à motif panthère. J'avais souri de telle façon que l'homme qui lui faisait face ne puisse pas savoir si mon sourire était du lard ou du cochon.
J’avais demandé une
coupe de champagne, et à la fin de chaque paragraphe je regardais la
condensation sur le verre s’évaporer et les bulles devenir plus
fines.
De temps en temps elle m’envoyait un
sms ou elle m'appelait. Je suivais sa progression dans Paris, laissant quand même
échapper une exclamation à l'annonce de l'endroit où le chauffeur de taxi l’avait
déposée. J’avais gardé un silence diplomatique en entendant la promesse qu’elle
serait ici dans un quart d’heure et j’avais commandé une deuxième coupe avant
de reprendre mon livre et de m’installer plus confortablement.
Les jeunes femmes à ma droite furent
remplacées par d’autres, vite rejointes par des hommes arborant des barbes de trois jours. L’une d'entre elles se faisait bécoter tout en n’oubliant jamais de
regarder chaque message sur son Blackberry et d’y répondre. Le rétro-éclairage blanc de l’appareil faisait une tache laiteuse
dans le bar où l’on avait baissé la lumière et monté la
musique. Plus loin, un groupe d'Américains
Siri Hustvedt m’était précieuse.
Alliée au champagne, elle me permettait de faire face sans broncher. De temps en temps je pensais sentir son
arrivée et je me trompais à chaque fois. Puis mon téléphone forma son nom et je
vis en me retournant qu’elle était là et qu'elle me cherchait. Elle avait marché plus d’une heure en robe et en talons dans l’air froid. Petit soldat courageux, elle ne laissait paraître aucune trace de douleur. Une coupe de champagne l’attendait, nous
avons bu. Je l’ai rassurée.
Je l’ai laissée m’observer tandis
que j’en faisais autant. J’ai raconté le livre que je
lisais. Nous avons recommandé à boire, Margarita pour moi et Kir au Champagne
pour elle.
Nous avons discuté,
sachant parfaitement où poser le doigt, où fixer les yeux, où insister de la
voix. Nous avons parlé de nos blessures récentes ou anciennes, de
ce que nous racontons généralement aux autres après des mois d’apprivoisement mais que nous connaissions déjà.
Nous avons commandé une autre
tournée de Margarita et de Kir Champagne. Nous nous sommes offert des histoires, des
pensées, des confessions. Nous avons écouté, deviné, compris, nous avons oublié
de juger. Nous avons fini nos verres et en avons commandé encore d’autres. Nous avons constaté
la complicité, la confiance. Nous avons constaté le plaisir.
La quatrième Margarita a explosé
dans mon sang comme une bombe à fragmentation miniature. Je me suis interrompu
au milieu d’une phrase, ai posé mon verre à Martini et ai décrété ne plus vouloir y
toucher. Elle-même a fait remarquer qu’il était très tard. J’ai appelé la serveuse fine
et efficace et c’est en composant mon code sur le terminal de carte bleue que j’ai
réalisé que nous avions vraiment beaucoup bu.
Nous avons marché dans le froid
jusqu’à la voiture et nous sommes partis dans Paris. Comment j'arrivai à destination reste un petit mystère... J'ai stoppé devant son immeuble en laissant les phares et le contact allumés, j’ai
tourné la tête vers elle au moment où elle en faisait autant et nos lèvres se sont
embrassées dans un mouvement sans hésitation, sans hâte ni voracité non
plus. Elle m’a dit qu’elle avait
passé une bonne soirée, j’ai dit la même chose. Elle est sortie de la
voiture pour aller rejoindre l’homme dans son lit qui lui ferait l’amour,
j’ai engagé la boîte sur « drive » pour rejoindre la femme qui dort
dans mon lit et qui ne me le fait pas.
J’ai enfoncé la pédale
d’accélération, la voiture a filé sur les boulevards, il allait maintenant falloir
trouver une place de stationnement, puis se souvenir du code de la porte cochère, puis
réussir à se déshabiller… Et le lendemain être en réunion à 9 heures, pas réellement dégrisé.